L’un des plus énigmatiques paradoxes de notre époque tient en sa faculté à concilier dans la plus grande innocence, l’instinct le plus grégaire et une propension mortifère à l’individualisme le plus forcené. Pour expliquer un tel panurgisme on peut s’appuyer sur les recherches conduites sur les organismes auto-organisés en glosant doctement sur l’entropie, la densité critique ou encore la mécanique des fluides. Plus modestement on peut également s’asseoir sur une pelouse, boire un bon coup et ouvrir ses mirettes. Toujours prompt à se sacrifier pour le bien de ses lecteurs, la rédaction de 42mag.fr au (presque) grand complet s’est mobilisée pour étudier le phénomène et ses manifestations.
Pour mener à bien cette expérience, il est nécessaire de s’armer d’outils déterminés et d’un minimum de temps, certains des premiers servant à faire passer le second. Les conditions d’équipements et d’environnement optimales pourraient être les suivantes : un dimanche estival et ensoleillé dans la capitale, un parc public de bonne réputation, des pelouses denses et de hauteur moyenne, propices au repos du fondement, quelques bouteilles de crus plus ou moins douteux et surtout, à quelque distance de là, un débit de boisson auréolé d’une réputation de haute branchitude, cette irrationnelle appartenance à l’air du temps qui change aussi vite que les vents sous le 40ème parallèle. Comme le disait un certain Gainsbourg, aussi connaisseur en lieu d’imbibition qu’en matière de tendance : « Jusqu’à neuf c’est O.K. tu es « in » / Après quoi tu es K.-O. tu es « out » / C’est idem / Pour la boxe / Le ciné la mode et le cash-box ». Bref, le décor étant planté, passons à la phase pratique d’étude de ce que nous sommes bien ici obligé de nommer scientifiquement le panurgisme parisianiste.
En résumé :
Echantillon A et vitamines D
Dans une approche comportementale rationnelle, l’être humain (qui constituera notre échantillon A) souhaitant passer une après-midi conciliant repos de l’âme et du corps, préservation de son confort, économie et apport en vitamines D, agira de la manière suivante. Équipé d’un sac solide, d’une contenance moyenne, il y enfournera une ou deux bouteilles d’un breuvage éventuellement alcoolisé, en fonction de ses convenances ou de celles de ses amis. Acheté à moindre prix dans un lieu adapté, ce breuvage permettra de passer un moment agréable tout en levant quelques inhibitions. Puis, toujours selon le même processus, il garnira son sac de mets divers, caractérisés par leur aptitude à une consommation extérieure, d’un rouleau de sopalin, d’un tire bouchon, d’une nappe et de verres et couverts en plastique (ou pas, selon que ses modes de consommation autorisent un certain relâchement des mœurs). Ainsi chargé, il rejoindra gaiement ses amis dans le parc sus-mentionné et vivra le délicieux moment d’indécision consistant à choisir le coin de verdure le plus conforme à ses folles espérances. Ceci fait, l’après-midi se déroulera dans la plus grande volupté, la propension de chacun à produire une discussion de qualité restant l’inconnue pouvant faire plus ou moins évoluer le curseur de la félicité.
Pelouses vs postures
Passons maintenant à l’échantillon B de notre étude. Il vit le même dimanche et s’enquiert du temps avec la joie caractéristique d’un mannequin de pub Calvin Klein. Il est certes moins beau ou moins belle que ses modèles, mais il tire la même gueule, arbore fièrement le même air blasé et constate assez vite que son déodorant de marque ne lui permettra pas de tenir jusqu’au soir sans disgracieuses auréoles. « Foutu soleil de merde ». Qu’importe, il trouve là l’occasion de sortir ses lunettes noires « œil de mouche » 70′s, revenues à la mode par la fenêtre après avoir été l’objet de toutes les moqueries à l’orée des 80′s, au même titre que les cols pelle à tarte et les cravates marrons à motifs losanges chères à Pierre Mauroy. Bref. Lui aussi a rendez-vous dans le parc avec ses amis. Il longe sans un regard les allées arborées, méprisant pourtant avec soin les essences centenaires qui le rafraichissent, et daube par devoir sur la marmaille qui s’égaye sur les pelouses, encore plus sur les parents piégés par les contraintes de la vie de famille.
Il est jeune, il est libre et il vous emmerde, même si tout cela n’est que façade. Il est libre, mais il est déjà en cage de peur de faire le mauvais choix. A sa droite les pelouses où l’on discute, mange et boit simplement, dans le mépris de la consommation distinctive et sociale; à sa gauche, masqué par une foule moutonnière aux crinières popeuses, notre fameux débit de boisson à l’auréole branchée, posé sur un socle d’asphalte. Dans la foule dense comme dans un métro tokyoïte au soleil levant, une main se tend et interpelle notre échantillon B dans un mouvement giratoire, l’enjoignant de faire la queue pour le rejoindre en ce temple du panurgisme dominical. Stop ! On reprend la scène : à notre droite, de vastes pelouses douces et accueillantes, tantôt ombragées, tantôt ensoleillées, des gamins qui gambadent et de larges espaces pour conserver l’intimité de sa discussion. A notre gauche, un bar à ciel ouvert, délimité par un cordon sanitaire, où des centaines d’échantillons B sont coincés au point de ne pouvoir porter aux lèvres leur gobelet de bière déjà éventée. À l’entrée, une queue à perte de vue et des visages qui se décomposent proportionnellement à la distance restant à parcourir pour atteindre ce Graal où ils pourront acheter leurs boissons au prix fort pour les consommer sans confort. Là, deux cerbères en bombers filtrent la queue avec lassitude. Spectacle édifiant.
Il fait encore beau. Deux villes s’opposent, celle des pelouses et celle des postures. La première sans arrogance se contente de vivre, la seconde, coincée derrière une ficelle, hurle son appartenance, piégée dans un monde de logos. Dans cet amas grouillant qui évolue à la manière d’un banc de harengs, nulle autre solidarité que le repère. Qu’un prédateur vienne à paraître et le banc se disloquera sans pitié pour mieux se reformer aussitôt le danger passé. Mais là pas de crainte à avoir… sauf la pluie qui tombe bientôt sur nos harengs de la société du paraître, coincés derrière une ficelle qui n’offre aucune issue…
Le panurgisme est inhérent à la société, il est d’autant plus terrible quand il s’appuie sur la manipulation commerciale et le sentiment de pouvoir d’un groupe pourtant captif de son désir de domination. Rappelons que dans l’œuvre de Rabelais, Panurge en précipitant un seul mouton à la mer, sacrifie ainsi tous les autres qui, par réflexe, le suivent dans les abysses…
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